30.7.10

L'autre Claudia

Entendre mon autre me parler au travers des verres vides. Cette voix. Surtout cette petite voix, pernicieuse, qui chuchote, dans tous les interstices de mon cerveau. Parce qu’il ne faut pas se leurrer… mais on se leurrera tout de même. Ici, il ne fallait pas revenir; ceux-là, il ne fallait pas les regarder à nouveau, les revoir, les re-entendre, les appréhender au coin de la rue.


Mais j’étais revenue, parce que la petite voix se faisait toute délicieuse dans ma tête lourde et fatiguée. Parce que j’avais pas envie d’oublier complètement, parce que je voulais être un conte délirant, que je m’amusais avec chacune de mes pensées, de mes escapades lyriques.


Sans apercevoir tous les dangers…


Ma tête, un enfer, une prison; je construisais les murs qu’on s’enferme dans un labyrinthe. Pas de sortie; ou plutôt si, plutôt des centaines; mais s’enfoncer davantage dans les dédales illogiques que j’en étais venue à préférer à la réalité.


La “réalité”. Un autre mot flou, qui ne veut pas dire grand chose.


Et pourtant, c’était la vérité; j’avais créé mon malheur, mon enfer; tout ici était ma création. Mes délires, mes rêveries, mon incommensurable rage de courir après la fable paranoïaque. Au bout du conte, c’est moi qui avait écrit mon histoire, et l’héroïne pouvait bien mourir, que ça me plaisait presque davantage.


De toute manière, c’est ainsi que j’aimais les histoires. Ces contes trop joyeux, trop heureux, à la fin desquels les héros s’embrassaient longuement, et qu’on souriait trop. Je roulais les yeux, dans mon exaspération. Bah! franchement! Des contes pour les enfants, pour les innocents. Bien sûr que non, les contes ne se terminent jamais de cette façon. C’est plutôt l’incertitude, ou la souffrance… Et je pensais alors, quand on songe à l’amour, il n’y a qu’une seule chance, n’est-ce pas? Une seule chance que ça clique. Toute histoire est relue, revue, au travers de son échec. N’est-ce pas?


Je voudrais croire autrement, c’est vrai. Mais cette pensée-là, on me la vole; et ce “on”, c’est bien trop souvent moi-même.

Noyer l'angoisse

- Tu me remets ça, s’il te plaît?


Ma voix est brisée par l’alcool, par les cigarettes, la mauvaise bouffe, la mauvaise humeur. Accoudée au comptoir, j’ai l’impression que mon coude va se faire la malle et me laisser ici toute seule. Je lui fais des excuses toutes discrètes, mais il s’en fiche bien. Et Réjean, le bartender, me regarde d’un oeil louche, franchement désintéressé. Il voudrait que je cesse de boire, que je prenne ma sacoche, que je me tire. Mais je n’ai pas envie de lui faire cette joie. Malthide, quelque part, est tout nue et presse son corps impeccable contre l’homme dont je n’arrive même pas à écrire, prononcer, murmurer, le nom. Un instant, je ferme les yeux…


- Voilà. Hé! On ne dort pas, mademoiselle!


J’ouvre les yeux; et c’est mon visage qui me frappe en plus face. Des cernes noircis, un teint trop pâle; je fais la grimace, mais c’est pire encore.


De l’autre côté du bar, je vois deux jeunes poulettes, attriquées comme des salopes. Elles gloussent et leurs petits seins pointus s’émoustillent dans leur tops trop serrés. Alors, je roule les yeux, parce que leur platitude me permet de m’oublier un peu. Évidemment, elles sont meilleures que moi; elles s’attirent l’une contre l’autre, un peu bourrées, et se font la bise, rigolent de bon coeur. Sans aucun doute, elles se poignarderaient dans le dos pour un garçon à leur goût, pour une jupe dernier cri, pour un bâton de rouge inédit. Je lâche un rire cru, vilain; mais seul Réjean me regarde de travers et il pousse un long soupir en m’apportant l’addition.


J’ouvre la bouche pour protester mais sa mou énervée me fait comprendre qu’il vaut mieux que je me taise. Il n’y a pas à dire: j’ai l’ennui à pleine gueule et je le sème à tout ceux qui me crache un regard amer.


Et je songe à Antoine, à notre dernière soirée tous les deux, avant que je sache…